Droit la vie, droit la mer.

 

 

 

 

©Tobak - Plage d'Etang Salé
©Tobak – Plage d’Etang Salé
Texte de Florentine Leloup

 

La crise requins aura vu naitre de nombreux conflits entre les différentes acteurs.

Le sujet du droit à la vie et celui du droit à la mer ont donné lieu, de manière plus ou moins consciente, à des débats émotionnels difficiles et d’oppositions virulentes entre les différents camps. C’est probablement au sein de ces débats qu’ont émergé les notions de « pro-requins » et « d’anti-requins ».

Avant de développer, rappelons un facteur important et antérieur : les usagers de la mer de la côte Ouest de La Réunion, professionnels, loisir, extractifs (pêches, ect) ou non, vivent à différents degrés de mécontentement ou de contentement l’instauration de la Réserve Marine : tout le monde n’est pas satisfait ou insatisfait des mêmes choses. Les critiques sur sa gestion, sa gouvernance, sa réglementation, son zonage, le peu de considération des gens de mer et de leur expérience ne datent pas de la crise requin, mais remonte à minima à l’élaboration du Parc Marin. Le sentiment de ne pas être écouté, d’être relégué à un savoir empirique de dernière zone, le sentiment d’un mépris vis à vis de l’expérience locale, avait déjà commencé à creuser le fossé entre scientifiques/écologistes et usagers à travers l’instauration de ces zones protégées.

Ce que la crise requin amène de « nouveau », c’est la dimension de « risque » de l’utilisation du milieu pour la vie humaine, à travers la manifestation inhabituelle d’un prédateur sur un lieu inhabituel et à une fréquence nouvelle, avec d’importantes conséquences.

La polémique et le débat prennent racine sur le concept du droit à la vie mis en perspective avec la légitimité à occuper le milieu marin : d’un coté pour les gens et de l’autre pour les requins.

 

Droit à la vie.

Tout devient une question de gestion du droit à la vie, que ce soit pour les humains ou pour les requins : pour les militants des deux bords, mais aussi pour les politiques et les institutions. Certains défendent le droit à la vie prioritaire pour l’humain, d’autres défendent le droit à la vie au même niveau de priorité pour l’humain et le requin, d’autres doivent gérer ce droit à la vie en accord avec la déontologie du développement durable, d’autres enfin, plus rares mais insidieux, défendent le droit à la vie prioritaire pour le requin car il est dans son milieu.

 

Le droit à la mer.

Comme on l’aura compris ci-dessus, il s’agit d’un droit à la vie dans un milieu particulier : le milieu marin.

Le rapport de l’humain à la mer en occident est illustré de deux manières qu’il convient de rappeler ici.

1)    La mer est anciennement synonyme de dangers. En vrac : les envahisseurs arrivent de la mer, les côtes sont ainsi synonymes de mort. Sa proximité est aussi vectrice de maladies car elle est souvent bordée de milieux humides comme les marais qui hébergent des espèces porteuses d’épidémies (rats, moustiques…). Aller en mer est dangereux : ses profondeurs, tout comme le ciel qui l’anime de ses humeurs météos sont meurtriers pour les hommes. La mer isole : elle est utilisée comme une prison qui enferme une terre ou l’on exile ceux dont on ne veut plus dans la société humaine. Les conditions de navigation sont des conditions de vie très dures : les gens de mer sont rudes. L’attrait du « peuple » vers la mer est récent : elle est désormais considérée comme « bonne pour la santé », reposante, source de paix et de ressourcement. Ses côtes sont aménagées afin de procurer du plaisir à qui les fréquente. Plutôt qu’exil, elle est maintenant perçue comme un appel au voyage, aux vacances plutôt qu’au bagne.

2)    La mer est liberté. Ce concept arrive historiquement après le précédent. Elle est inexplorée, pleine de mystères, elle est incontrôlable par l’humain qui la considère comme une sorte de caverne d’Ali Baba ou seuls les initiés et les aventuriers peuvent se risquer. On va à la mer « à ses risques et périls », donc si on y va, c’est que l’on est apte à l’affronter, qu’on la connaît, qu’on sait l’utiliser. Cette notion de liberté à son accès est centrale dans tous les débats sur la gouvernance de la haute mer aujourd’hui. Mais de quelle liberté parle t-on ? La « caverne d’Ali Baba », largement exploitée, est particulièrement balisée, en surface comme en profondeur. Des routes, des frontières, des textes de lois, des statuts plus ou moins précis, des droits d’accès, la régissent et la quadrillent sur les cartes. La mer liberté est ainsi la siamoise indissociable de la mer richesse dans les débats. Cela n’enlève rien au fait que les gens de mer, lorsqu’ils sont en mer, disent se sentir libres, hors de la société pour quelques temps. Culturellement, n’oublions pas le fameux « homme libre, toujours tu chériras la mer » de Baudelaire, revendiqué par tous les gens de mer que je connais.

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 Illustration rapide du débat sur la gestion du droit à la vie mis en perspective avec « le doit à la mer ».

1)    Lorsque untel demande le droit à la vie pour l’humain au sein du milieu marin, et choisi pour ceci de rogner sur le droit à la vie du prédateur en cause, il ne le fait pas par vengeance ou de gaîté de cœur : ne nous méprenons pas. L’argumentaire déployé est de revenir à une situation de risque acceptable, et pour reprendre une expression largement utilisée : « si cela doit passer par la mort de quelques requins, c’est triste mais la vie des gens est prioritaire ». C’est une mort qu’on aimerait bien éviter, mais qui est jugée nécessaire, utilitaire. L’humain est présenté comme la proie d’un prédateur partageant le même milieu, et doit gérer le risque en conséquence. C’est une affaire entre «l’individu» et le requin qui se disputent un même territoire. Si le risque n’est pas géré par la communauté avec les moyens existants, alors les victimes d’attaques sont jugées « sacrifiées » sur l’autel d’une idéologie qui placerait la vie de l’animal au dessus de celle de l’Homme. Pour les élus, il n’y a aucune place au doute : leurs attributions leur imposent d’assurer la sécurité des personnes avant celles des animaux, dans le cadre d’une « gestion» durable de la population de ladite espèce.

Ceci étant dit, à l’heure actuelle en France, s’il est demandé de prendre des décisions en accord avec les préceptes du développement durable, il est également demandé de faire la preuve de ce que l’on avance, de justifier scientifiquement les arguments avancés (ex : CHARC). Il faut se baser sur l’expérience antérieure (ex : gestion du risque ailleurs, qui n’était pas concernée par le développement durable) : ce qui laisse peu de place à l’innovation, aux tests de nouveautés, et à la prise de risque institutionnelle : étrange constat car ces trois derniers points sont le propre du développement durable. En deux mots, il faut prouver que la mort de ces requins sera utile, ce qui implique une rigueur de raisonnement, et de comportement (par exemple, on ne peut pas dire que pécher des requins diminue le risque, si on en pêche soi-même sans observer de diminution significative du nombre d’observations proches de la côte).

2)    Contre-argument : le droit à la vie ne s’exprime que là ou l’humain est légitime à exister. La question du droit à la vie dans la milieu marin est donc balayé d’un revers de main par ceux qui considèrent et argumentent que « l’humain n’est pas chez lui dans l’océan », que ce soit naturellement, légitimement, ou dans la pratique. Aussi, pourquoi y revendiquerait-il un quelconque droit ? La mer est l’un des Eldorado de ce que l’on appelle la Deep Ecology : un espace encore inexploré, vierge, ou la vie serait encore sauvage et libre de l’influence des sociétés humaines. En d’autres termes, un endroit à conserver tel quel, sans influence aucune, souvent sous prétexte de le partager avec les futures générations (ndlr : boutade personnelle : sauf celles du Sud de ce monde). Cette vision fantasmée semble s’appliquer sans distinction à la mer côtière qu’à la haute mer qui ne se situe au delà de la juridiction nationale (ZAJN). Pourtant la différence de milieu est de taille. En l’occurrence, le théâtre de la crise requin et des accidents est le milieu côtier. => surement quelque chose à approfondir dans le cadre de la définition d’éléments de compréhension du « droit à la mer ».

Cet argument « l’humain n’est pas chez lui », sous-entend que l’on est chez soi que là où l’on est naturellement apte à vivre. Pourtant le milieu marin côtier influence la vie de l’humain depuis plusieurs siècles, il serait réducteur de croire que l’influence est à sens unique : elle est réciproque, et selon les saisons, les époques, ou la nature des côtes, plus forte dans un sens que dans l’autre. Dans le cadre de la crise requins, on entend très souvent revenir le discours suivant : historiquement les réunionnais ne sont pas un peuple de l’océan, ils ont toujours craint la mer et su qu’il y avait des requins. Certes, la nostalgie dispose d’un véritable trône dans les discours de la deep ecology et de la pensée indépendantiste. Quand bien même l’utilisation de la mer côtière serait récente pour beaucoup de réunionnais, il n’en reste pas moins qu’une communauté s’est développée ici aussi autour de son utilisation depuis quelques générations. De même St Gilles était utilisé pour les bains de mer dès les années 1850. Ce développement est économique, social, et également culturel.

L’argument « l’humain n’est pas dans son milieu dans la mer», pour sortir de la case « idéologie », demanderait une réflexion plus sérieuse sur les nombreuses interactions et influences réciproques existantes entre le milieu marin et l’humain.

Pour conclure, la mer est présentée comme une espace de liberté que l’on doit respecter et que l’on fréquente à ses risques et périls. Ceux qui ne l’assument pas comme tel, et qui n’acceptent pas humblement d’être victime d’attaques, quand bien même elle aurait lieu à 10m du bord, sont donc implicitement accusés de ne pas être de « vrais gens de mer ».
L’idée dégagée est surprenante : les « vrais gens de mer » ne devraient donc pas pouvoir considérer « qu’ils fassent partie du milieu marin ».

3)    La réponse : En face on estime que ce discours provient de gens qui ne « vivent pas la mer ». L’humain est bel et bien légitime à revendiquer sa présence dans le milieu marin. Le droit à la mer est dans cette vision-ci un droit citoyen : citoyen car la mer devient le milieu par lequel on vit, pour se nourrir, pour faire vivre une économie, pour être en bonne santé, elle est un outil social, un lieu de travail, un lieu de passion, un ensemble de choses que l’on transmet à ses enfants. L’impossibilité de pouvoir procéder à cette transmission à ses enfants semble être souvent vécue comme un échec insoutenable…

L’argument « l’Homme n’est pas à sa place dans l’océan » est perçu comme méprisant, ignorant et obscurantiste : réducteur.

Selon les représentants de la communauté des gens de la mer, cette affirmation ne tient pas réellement compte de l’historique de la gestion de la zone côtière de La Réunion, des facteurs économiques, sociaux, et culturels.

De même, le rapport à l’océan est considéré par ces derniers comme une nécessité quasi physiologique : si on ne va pas à l’eau, si on a peur d’y aller après 20 ans de pratique quasi quotidienne, alors on tombe malade, parfois très gravement.

Au delà de la passion de la pratique et de la sensation de l’eau, ceux qui ont construit leur vie entière autour, y compris leur activité professionnelle, sont dépendants de la mer dans la réalité. Face à cette réalité, l’idéologie « l’humain pas à sa place dans la mer » semble bien légère.

4)    La « contre-réponse » balaie donc à nouveau la question du droit à la mer (et donc la légitimité à y revendiquer le droit à la vie), par l’angle de l’éthique.

Elle nous dit que « on ne sacrifie pas un animal sur l’autel de son loisir ». La mort de l’animal est ici jugée inutile, présentée comme un sacrifice qui relève de l’obscurantisme et de l’ignorance, à l’inverse de la mort de l’humain tué, qui lui est responsable de son destin, de sa pratique. Un peu comme si la victime disposait d’une « trousse à outils anti-attaques » qu’il aurait mal utilisée et dont il serait pleinement responsable de l’utilisation. Dans cette « trousse », on retrouve les conditions météo, les habitudes locales, etc. Du moins c’est par ces deux facteurs que l’on tente alors de « justifier » l’accident. Bizarrement, les détenteurs de cette vision jugent le discours « humain = proie devant se défendre » comme l’apanage de personnes se sentant « au dessus » de la nature, et ne sachant pas vivre en harmonie avec elle. C’est pourtant bel et bien la vision qui place l’homme en capacité d’éviter l’accident qui place l’homme au dessus de la nature imprévisible. Malheureusement, les interprétations des conditions de pratiques, les « habitudes locales », sont des paramètres bien difficiles à fixer objectivement, et même en creusant du coté de la science on a du mal à définir une règle « naturelle » qui fasse l’unanimité.  Le discours des gens de mer est plutôt le suivant : « la seule règle, c’est qu’il n’y en a pas » : il faut lire la mer en direct, donc la pratiquer depuis longtemps. Autant dire que ce n’est pas donné à tout le monde, que c’est peu compatible avec une pratique de loisir touristique, et que les connaissances des comportements des espèces sous-marines en sont à leurs premiers hoquets. Pourtant, cette non-connaissance passée par le prisme du peu d’informations existantes et par celle de l’idée grandissante d’une innocence de la nature confrontée à la culpabilité humaine débouche sur une littérature d’inepties pour le moins abondante (qui sert souvent de référence).

 

Dans la crise requin, l’opposition de ces deux visions est source de nombreuses tensions.

On entendra des personnes, intervenant sur les réseaux sociaux notamment, dire que les victimes d’attaques n’avaient rien à faire là, et avaient donc « mérité » leur triste sort. Au delà de ces âneries de bas étage, la perception de certains élus qui ne sont pas « des gens de mer », a du mal à considérer la légitimité de la culture de la mer en dehors de ces aspects économiques et n’accordent qu’un regard lointain à la crise. Ce manque de reconnaissance vis à vis du statut d’usager de la mer, professionnel ou non, entraîne une amplification des revendications de ces derniers, et est accusée de ralentir la prise en main étatique du dossier.

Peut-être serait-il intéressant de développer les connaissances autour de la « mer-milieu » incluant le facteur sociétés humaines. De nombreux auteurs se sont déjà penchés sur le sujet des îles. Cela pourrait permettre une meilleure compréhension des enjeux socio-culturels mis en perspectives avec les enjeux de préservation du milieu marin. Et donc une meilleure prise en main de ce passionnant dossier.