Crise requin. Besoin d’un océan d’humanisme.

Depuis 15 jours, nous recevons de nombreuses questions. Que pensions nous de la dernière attaque de requin ? Quelles solutions ? Nos opinions ? Nos positions ?

Voici un retour à ces questions, en tant que présidente de Shark Citizen, et membre de la commission réunionnaise impliquée auprès des acteurs de terrain ; mais aussi en tant que personne vivant la situation au jour le jour. Je ne m’exprime pas seule : ce long courrier est le fruit d’échanges permanents avec les acteurs locaux, les jeunes, les moins jeunes. Ce sont eux, qui m’en ont inspiré le titre. J’espère que ce courrier permettra à ceux qui s’intéressent à cette problématique d’en comprendre la complexité et la dimension profondément humaine, sociale, et bien sûr, écologique.

Voici ce que nous avons à partager avec vous aujourd’hui.

J’ai appris la mort tragique du jeune Elio une trentaine de minutes après le drame. Comme pour chaque attaque de requin depuis avril 2013, le téléphone sonne, et puis sonne encore. Si l’on est avec un ami, son téléphone sonne aussi. On sait très vite, à la voix au bout du fil, au regard de l’ami en face, au nombre d’appels en absence, ce qu’il vient de se passer. On ne trouve jamais vraiment les mots. On allume radio Freedom, on ouvre Facebook. Les messages continuent d’arriver, les questions sont toujours les mêmes : le connaît-on ? Est-ce grave ? Si l’on est sur les lieux, on ne peut que rester les bras ballants, une boule de feu dans la gorge, devant les larmes et aux prises avec l’émotion ambiante.
Que peut-on dire, ou même penser, lorsque l’on apprend que c’est un enfant de 13 ans qui vient de mourir. Quels mots utiliser, quelles pensées retranscrire ? L’empathie de base, et je l’espère la nature humaine en elle-même, nous amène à imaginer la douleur de la famille, des amis. Notre première réaction a donc toujours été d’appeler les gens au calme et au respect sur les réseaux sociaux. Pourtant, si je n’avais pas cette triste habitude de voir apparaître des déballages d’insultes et de propos douloureusement déplacés et prématurés, je ne posterais pas une virgule avant d’avoir toutes les informations.
Je suis encore gênée, aujourd’hui, d’avoir à prendre la parole, comment répondre aux attentes des uns et des autres ; à ces questions dont les réponses sont encore si partielles, sans alimenter la douleur de la famille, et sans attiser de stériles polémiques…

Je ne vais pas encore décrire 4 ans de conflits, d’échanges, de dialogues, de médiations, de lynchages, de réflexions, de consensus autour des projets et méthodes de sécurisation. Qu’importe les positions des uns et des autres, j’ai eu une pensée pour chaque personne, acteurs de terrains et associations, que je connais ici et qui se bat pour que cela n’arrive pas : je n’ai eu aucun mal à imaginer et comprendre leur tristesse et leur colère. Je pense que nous avons tous immédiatement su que de très mauvaises choses étaient à prévoir.

L’équipe Shark Citizen et moi même, nous ne croyons pas aux positions tranchées, nous sommes fatigués des jugements de valeurs. Si il faut vraiment donner des « positions écologistes », voici la notre.
Si demain je perdais l’usage de la parole, de l’écriture, quels seraient les derniers mots que j’aimerais partager avec mes compatriotes humains sur le sujet ? Ce ne serait certainement pas des mots de haines, de reproches, de condamnation. Bien au contraire.

 

1 – Réseaux sociaux, médias, chaque mot compte.

J’ai ressenti, au delà de la colère, une énorme tristesse en lisant les propos irrespectueux, accusateurs ou récupérateurs venant de mon propre milieu (associatif « écologiste ») et repris ici et là dans les médias. Les requins n’ont que faire d’une opinion sur Facebook, leur fut-elle favorable. Je souhaite à chacun de ne jamais être jugé sur la base de ce qu’il raconte sur Facebook.
S’abstenir de ce type de propos n’enlèverait rien à notre humanité, et ajouterait à notre humanisme.

Rappel : l’écologie n’est pas faite de tant de certitudes que cela. Concernant les requins, les données comportementales et environnementales sont faibles. L’expérience ou l’interprétation de l’un, contredit souvent l’expérience de l’autre, qu’elles soient scientifiques ou empiriques. La parole écologiste est donc à questionner finement, entre ce qu’elle « pense » et ce qu’elle « sait » réellement.
L’écologie se construisant dans les polémiques est un aveu d’ignorance, ou bien un aveu d’échec de ce qu’elle est censée représenter par essence. Ce qu’elle est ? Humaniste avant tout, elle peut/doit être le partage et la transmission de la connaissance, pour et par l’Homme dans son milieu.

La crise requin est aussi, bien sûr, une crise de paroles et de raccourcis ayant dépassé les limites, que ce soit celles de la décence ou de la vérité. Nous sommes maîtres et responsables de nos mots et de nos écrits. Plutôt que de faire le jeu malgré nous de pompiers pyromanes, nous avons chacun le pouvoir de saisir, de comprendre, de s’enrichir de chaque opinion, de s’émanciper des jugements hâtifs et de rendre nos mots et nos paroles productrices de savoirs, de cohésion, et d’évolutions constructives (et efficaces) de la situation. Laissons donc ceux qui se complaisent dans les conflits, et s’en nourrissent, en dehors de tout ça, quel que soit leur « camp ».

 

2 – Que pensons nous de cette attaque ?

Si la question nous a beaucoup été posée, elle ne me laisse pas moins perplexe. Que penser d’une attaque se produisant dans des conditions de mer considérées « sûres » par la majorité, sinon que ceux qui affirmaient que les règles ont changées avaient raison ? Nous pensons que cette attaque est terrifiante. Nous pensons comme tout le monde que cela n’aurait pas du arriver. À l’inverse de beaucoup en revanche, nous pensons aussi que cela révèle un échec de l’écologisme. J’y reviendrais plus loin.

Ses conséquences ont des tendances qui nous semblent inquiétantes au sein même de la société réunionnaise. Cette attaque de requin est particulièrement traumatisante. Elle marque selon nous un triste tournant. Fracture sociale, recherche de coupables, clivages se creusant d’avantage, actions incohérentes, extrémistes de tout bord en extase. Nos ambitions d’avancer en cohésion ont prit une gifle dont elles ne se remettront pas tout de suite.
Elle rend très vivace de vieux conflits et leurs conséquences nourrissent les extrémismes pro et anti-pêches, prenant l’opinion publique en otage. Personne n’a besoin de cela aujourd’hui, le sens commun impose plus que jamais de se rappeler la direction qu’avaient prise les concertations initiées en juin et juillet 2014. Ces concertations avaient permis de mettre de nombreuses personnes autour de la table. Où sont-elles aujourd’hui ? Le responsable de ces nombreuses tables rondes propose un Forum permanent d’échanges entre les différents acteurs. Il a raison.

 

3 – La recherche de coupables.

Voir l’instrumentalisation du drame pour faire passer des idées… est tout bonnement insupportable, en plus d’être nocive à l’ensemble de « l’écosystème crise requin », dont les acteurs sont aussi variés que les mensonges racontés à leurs sujets. Cette recherche de coupable attaque un projet, puis l’autre, puis une personne, puis un groupe de personne, puis une association.
De l’autodestruction réciproque, voilà ce que c’est. En procédant ainsi, nous devenons tous coupables, nous nous sclérosons mutuellement sur des positions qui n’apportent rien.

Si l’on accuse une smart-drumlines posée à plus de 2 km 2 jours plus tôt, d’être responsable de cette attaque, alors cela ne revient-il pas à accuser chaque pêcheur ayant appâté au calmar et à la bonite au large des lieux de chaque attaque. De nombreuses attaques ont eu lieu bien avant la mise en place des drumlines, et les résultats des premiers tests (suivi acoustiques de requins sur les zones de mise en place des drumlines) n’ont pas permis de dire que ces engins les attirent. Soyons honnêtes, c’est aussi stupide et infondé que de chercher des responsables parmi les gens en mer, à l’eau ou non ce jour là.

A t-on donc perdu la tête, ou pire, le sens commun ? Un animal sauvage et connu pour sa dangerosité a tué. Cessons d’accabler nos voisins, nos proches, ou de parfaits inconnus sur les réseaux sociaux. Nous ne pouvons pas nous permettre aujourd’hui d’arroser des graines de rancoeurs et de colère.
Nos entêtements individuels auront-ils raison de toutes les idées, mesures, solutions, programmes, concertés ensemble ? Mis ensemble, ces entêtements individuels ont un pouvoir que je n’ose imaginer.

Oui mais… Le requin est dans son milieu, n’est-il pas chez lui à l’inverse de l’Homme ?

Vous pensez ? Alors apportez de l’eau à votre moulin en lisant cet article : Droit à la vie, Droit à la mer.

Et puis, simplement… Regardez autour de vous, regardez la mer, voyez tous ces bateaux, tous ces gens qui ne savent certes pas voler mais peuvent nager, dont le corps résiste à la pression sous-marine, voyez ces cargos qui transportent le monde. Voyez, la France est la deuxième puissance mondiale maritime, notamment grâce aux outremers. Voyez ces nomades des mers, ces communautés entières vivant de la mer. Voyez ce poisson dans votre assiette. La mer nous nourrit, nous transporte, nous soigne. Elle a été les ponts qui ont connecté les civilisations d’hier et construits celles d’aujourd’hui. Elle a été la terreur et la solution, parfois la pièce centrale de l’échiquier, dans toutes les grandes aventures de l’humanité, dans toutes les grandes étapes du monde contemporain. Dire que l’humain n’a rien à faire dans la mer est un raisonnement simpliste et manichéen. Comment peut-on dire à des iliens qu’ils n’ont pas leur place dans l’eau ? Comment réagirait-on si cela se produisait sur les côtes françaises ? Il est important de rappeler que la présence de ces requins dans ces eaux  est aussi le signe d’un changement écologique dont d’autres espèces de requins, dont   tout un écosystème déjà fragilisé en pâtit, et pas seulement les hommes. Le problème   est trop souvent présenté comme un caprice d’humain qui veut jouer dans l’eau et on   en est loin, il est important de le rappeler.

 

4 – Caprequins, les MSP, et les vigies, les filets, l’équilibre.

L’un ne va pas sans l’autre car l’un n’a pas été pensé sans l’autre. Caprequins et les vigies de la ligue réunionnaise de surf  sont les deux seuls programmes ayant fait l’objet d’encadrements scientifiques et d’évaluations terrain.
Attaquer l’un déstabilise l’autre. Attaquer ces programmes, retarder leurs mise en œuvre, c’est faire stagner encore des mois la crise requin, et la problématique en elle même. Que l’on soit pour ou contre, il faut être bien conscient de cet état de fait, et donc bien saisir les implications que cela a lorsque des informations fausses sont diffusées dans la presse. Les filets ne suffisent pas à savoir ce qu’il se passe sous l’eau, à prendre des décisions, et à permettre aux réunionnais de comprendre leur océan et les requins qui y vivent.

Lorsque les vigies ont été menacées, nous nous sommes mobilisés aux côtés de la Ligue Réunionnaise de Surf.

Caprequins étant le projet posant des questions d’ordre écologiques sur les requins en eux mêmes, et faisant débat, nous avons décidé de nous y impliquer aux cotés de PRR, Squal’idées, la Ligue Réunionnaise de Surf, Surfrider, le Comité des pêches et le comité scientifique indépendant, bénévolement et en tant que partenaires. Notre volonté est de participer à ce débat, de travailler sur le terrain, en complémentarité avec le monde de la mer, dans le champ de nos statuts. L’évolution positive et efficace des programmes vers des solutions durables, passe par l’acquisition de connaissances, les discussions, les consensus, chacun apportant ses connaissances et compétences. C’est ce que nous avons décidé de faire. Certains ne seront pas d’accord avec notre décision, leur seul argument jusqu’à maintenant est que nous serions des « traitres », et moi une « vendue ». Soit : que nous suggèrent-ils ? Dire non, envoyer des communiqués de presse, ne rien apporter sinon des blocages stériles et des clivages de l’opinion publique ? Nous avons choisi de diriger notre énergie et notre temps libre autrement.

Nous mobiliserons des éco-volontaires pour nous aider à assister aux déroulements des opérations.
Le pole marquage du programme ReMORRAS de suivi des requins de récif, se poursuit via Caprequins. Une page dédiée à l’éco-volontariat sera mise en ligne courant mai sur notre site web.

Comprendre et découvrir ReMORRAS : lien.

 

5 – Le point sur les autres projets innovants.

Ballon hélium, barrières électromagnétiques, robots, détecteurs, répulsifs, sharks spotter… Il existe bien des idées, bien des propositions, et bien des commerciaux sont venus sur l’île pour les présenter.
Il est cependant mensonger d’affirmer aujourd’hui que ces dispositifs sont une solution de court terme. Et il est illusoire de le croire. Si cela était le cas, personne ici ne voudrait perdre son temps avec les questions compliquées et polémiques de pêches.

À La Réunion, l’eau est remuée au bord, la houle forte plus de la moitié de l’année, quand ce ne sont pas les cyclones. Qui plus est, les dispositifs doivent être en accord avec la réglementation de la Réserve Marine.
Quand bien même toutes les conditions (en vrac… évaluations scientifiques et technique concluantes, résistances à la houle, fiabilité des détections et des système de répulsions testés sur des bouledogues, vision en situation d’opacité, impact minime sur les autres espèces, installations acceptées par la Réserve…), il reste à régler la question du prix souvent exorbitant, dont une importante partie reste à la charge de la commune souhaitant équiper sa zone balnéaire.

Des filets ont été installés (Etang Salé, Saint Paul). Ils ont tous subit d’importantes détériorations dus aux conditions marines. Les questions administratives, ainsi que celles de logistiques et de maintenances ne permettent pas à ces dispositifs de répondre à une urgence de court terme.

À l’image de tous les acteurs locaux, associatifs et représentants de l’État et de la Région, nous avons rencontré ces porteurs de projets innovants technologiques. S’il en existait un techniquement fiable, adapté et accessible aux porte-monnaie des communes, nous l’aurions déjà annoncé à grand renfort de trompettes.

Cela n’empêche pas les acteurs réunionnais (associations, État, Région, communes) de prendre en compte les possibilités de ces dispositifs, et de travailler à leurs mises en tests, en prévision d’une gestion du risque sur le long terme.

 

6 – Alors les pêches post-attaques, et le renforcement des pêches annoncées par l’État, c’est bien ou c’est mal ?

Plus de 9 tigres et 1 bouledogue au compteur. C’est la hola ou le scandale sur le web. Mais où est la nouveauté ? Je pose la question sans provocation. Simplement, si cela étonne les défenseurs des requins de La Réunion, c’est qu’ils sont loin du terrain depuis bien longtemps. Les hoquets d’indignations et réactions virulentes n’ont jamais sauvé aucun requin ici, tout comme poser le pied sur la tête d’un cadavre de requin tigre du large n’a jamais sauvé personne. Cela sert tout au plus à creuser un conflit déjà incendiaire. Alors la pêche, on peut trouver cela « mal » le jour où c’est médiatisé, cela n’enlève rien au fait que cela arrive, témoignage du monde de la pêche à l’appui. On peut trouver cela « bien », cela ne ré-autorise pas la mer. Entre jugements de valeurs et réalités de terrain, avoir des positions tranchées est un exercice de style plus qu’une garantie de vérité et d’objectivité.

Pour ce qui est de la notre… Des requins sont pêchés toute l’année par la pêche locale, et dans leur majorités, ne sont pas ciblées, ne sont pas là pour répondre à un risque. En condamnant et stigmatisant la moindre pêche de requin à chaque attaque, on incite chaque pêcheur à ne pas parler des requins péchés de temps à autre. Ils n’ont pas envie ni besoin de voir leur matériel saboté.
Fermer la porte aux pêches encadrées et officielles de l’État, c’est donc ouvrir celle des pêches « non-déclarées » (ce qui ne veut pas dire illégale), comme cela l’était à l’époque où les gens de mer réglaient ces problèmes sans remplir une fiche de pêche, à l’inverse des Post Attaques. On ne saura pas quels requins sont pêchés, combien, si c’était des mâles ou des femelles, des juvéniles ou des adultes. On ne saura rien, et de loin seulement, on pourra avoir l’impression que tout va bien.

Une fiche de pêche bien remplie, c’est ce dont rêvent les gens qui travaillent pour préserver les ressources halieutiques, accumuler des données, et prendre des décisions éclairées. Nous sommes contre toute forme de pêche anarchique. Nous souhaitons vivement que chaque requin pêché, au delà de tout jugement de valeur ou convictions personnelles, soit enregistré et étudié.

 

7 – Oui mais cela sert-il à quelque chose, la pêche peut-elle vraiment sécuriser ?

Certains pensent que oui, certains pensent que non. Cela ne signifie pas que certains sont plus cons ou mieux informés que d’autres. Après 4 ans de débats cela veut surtout dire que l’on manque encore de recul et de données sur le sujet, que des études ici et là peuvent être brandies pour appuyer l’une ou l’autre certitude, mais que cela ne répond pas encore à la situation locale. Et justement : les acteurs locaux proposent au moins un programme (Caprequins) qui pose ces questions, et tente de mieux comprendre ce qu’il se passe le long des côtes et autour des engins de pêche. Le comprendre, mais aussi dégager des tendances, et en acter certaines. Nous ne savons pas, aujourd’hui, si un travail d’études comportementales comme CHARC sera poursuivi. Mais l’État compte renforcer le soutien aux études sur les requins réunionnais.

Une chose est sure : pêcher n’importe quoi n’importe comment n’importe quand n’apporte de réponse ni aux uns ni aux autres. Cela ne donne pas d’indications utilisables sur l’état des populations de requins côtières et cela peut avoir un impact sur leurs dynamiques ainsi que sur leur état de santé.

Mieux vaut que cela se produise dans le cadre des pêches encadrées.
Une pêche ciblée et suivie scientifiquement via des protocoles visant à répondre à des questions précises, accompagnée de marquages peut apporter ces informations et s’inscrire dans un objectif de compréhension et de gestion du risque.

 

8 – Les comparaisons, du moustique à l’hippopotame, de la montagne à la voiture…

Si l’on voulait une preuve que tout reste encore à découvrir sur les requins, il suffit de regarder à quoi nous comparons leur activité de prédation de poissons cartilagineux dans l’océan : des insectes dans les airs, des mammifères sur terre, voir des montagnes, ou des voitures… Est-ce vraiment sur l’activité du requin que nous réagissons, nous raccrochant aux faits ? Ou sur notre vision du risque, quel qu’il soit, nous raccrochant aux idéaux humains ?
Quelques remises en contexte.
Le moustique : lorsqu’il tue à La Réunion (et ailleurs chez nous), on l’extermine à coup d’épandages de produits ultra nocifs pour l’environnement (nappes aquatiques par exemple) et on sauve des vies : votre enfant, peut-être.
L’hippopotame, le lion : jamais vus à La Réunion. Ici, le requin est bien parmi les animaux qui tue le plus.

Cela étant dit : bien sûr que les moustiques ou les chiens tuent plus que les requins,  vous connaissez beaucoup de gens avec des requins de compagnie ? Avancer cet   argument est surtout la preuve d’un manque d’argumentation. Remettons les choses   dans leur contexte, certes plus de personnes sont mortes tuées par des chiens, mais   quel pourcentage s’en est sorti indemne sur le total des attaques recencées ? À   l’inverse quel est le pourcentage de personnes ayant survécu à une attaque de requin ?   Nous pouvons tout dire avec des chiffres selon la manière dont on les tourne, ce n’est   pas une argumentation.

Ces comparaisons sont la réponse à une idée : ces pêches seraient « punitives ». Ne laissons pas un champ lexical inapproprié influencer les gros titres des journaux et nos discours de tous les jours.

Sur le site de l’association Shark Citizen, vous ne trouverez aucune comparaison de ce type. Aucun chiffre extrapolé. Nous estimons que notre travail de protection des populations de requins menacés a besoin de faits et d’informations, et que malgré le marketing bruyant fait autour de ce type de comparaison, peu de monde se penche concrètement sur les données qu’il faut récolter pour faire ce travail de protection.

Nous travaillons sur les pêches industrielles de requins et sur ce commerce à grande échelle qui en résulte. À aucun moment ne nous est venu l’idée saugrenue de comparer un état de fait international avec des pêches post-attaque.
À aucun moment nous ne pouvons sérieusement envisager d’amoindrir le drame de la mort d’un enfant via une mise en perspective avec le nombre de requins estimés tués dans le monde chaque année.

S’il en faut, je reprends ici une comparaison émise par l’une des jeunes sentinelles reçues par Monsieur le Préfet. La route du littoral n’a tué personne depuis plusieurs années. Pourtant plus de deux milliards d’euros sont captés pour construire la nouvelle route du littoral en pleine mer. Cette route va détruire un récif entier. Un écosystème et un patrimoine naturel unique sera donc être massacré. Dire que l’on est « pas chez nous dans la mer », et y bétonner une route ? Vraiment ?

J’ajouterai également que nos thématiques de travail, concernant le massacre de milliers de requins le long de nos côtes et ailleurs, ne suscitent pas tant de mobilisation, d’indignation, ni d’actions. Pourquoi autant de bruit ici et si peu pour ce marché colossal  et destructeur ? Pourquoi privilégier, stigmatiser une seule situation quand tellement d’autres méritent du soutien pour que les choses changent et que nos océans survivent à la surconsommation ?

 

9 – Fracture sociale.

Au delà de la problématique en elle-même, l’objet du débat est instrumentalisé par des tendances à la haine de l’autre. « Le requin ne serait péché que pour satisfaire quelques surfeurs égoïstes. Il est chez lui dans la mer et il faut lui foutre la paix. Jusqu’à maintenant il était respecté et accepté par les réunionnais ». C’est donc « ça » qui est raconté à l’opinion publique ?
Pourtant, depuis le début de l’année, Shark Citizen a déjà recensé (photos à l’appui), plus de 40 requins pêchés par un seul type de pêche, dont seulement 6 bouledogues juvéniles présumés, et aucun tigre. Les autres sont des requins de récifs, des grandes raies guitares, et des requins marteaux (espèces menacées partout dans le monde). Tous juvéniles (à l’exception des raies). Ceux là finissent en cari. Ils ne sont pas pêchés pour les surfeurs, ils ne sont pas pêchés en espérant protéger des vies. Ils sont pêchés pour se nourrir, sans distinction particulière des espèces, comme cela a toujours été. Personne ne s’en préoccupe, pas même les ONG qui font tant de bruit pour chaque requin étalé mort dans la presse. Je connais ces chiffres car ces requins fantômes sont probablement les plus menacés. C’est pourquoi nous travaillons avec des pêcheurs au bord, pour améliorer les connaissances, favoriser la relâche, récolter les données, etc. Nous sommes bien loin des 8 tigres et du bouledogue péchés sur ordonnance de la préfecture en réponse à l’attaque.

L’opinion publique serait-elle désinformée ? Ne lui montrerait-on qu’un aspect orienté des choses ? Qui s’accommode donc de cette antipathie qui se développe vis à vis des surfeurs ?

 

10 – La Réserve marine mise en cause ?

La Réserve Marine est fondamentale, nécessaire, et répond à un besoin qui ne peut absolument pas être ignoré. Des critiques pleuvent aujourd’hui sur sa gouvernance, et sur des modalités de réglementation, de protections, de pédagogies, qui ne sont plus en phase avec le contexte de 2015.
Aucune personne, que nous avons ici consultée sur le sujet, n’est contre la réserve en tant que territoire protégé, et toutes s’opposent à sa disparition. La Réserve ne sera pas remise en cause par l’Etat, et les périmètres de chasse sous-marine ne seront pas élargis. Rappelons que la Réserve Marine s’implique dans le programme Caprequins.

Reste à restaurer la place sociale de la réserve.
Nous déplorons son absence des ateliers scolaires à l’heure de cette crise de connaissances et de perceptions.
Nous regrettons que le travail de médiation engagé en 2013 n’ait pas été poussé et communiqué d’avantage. Nous pensons qu’il est urgent de reprendre ce travail là où il a été laissé des manques, quand bien même la réserve a initié des rencontres et un important travail allant dans ce sens, il n’a pas été relayé. Pourtant il aurait pu éviter bien des disputes, et nous aurions des éléments plus concrets pour appréhender ces conflits.

 

11 – Place aux jeunes.

Ils se sont mobilisés en masse, ont exprimé leur colère et se sont organisés pour se faire entendre. Pour montrer à tous la valeur de ce drame. Lorsque je parle avec les jeunes d’Étang Salé, on parle équilibre marin, on parle d’écologie raisonnée, de réserve marine préservée et améliorée, de pédagogie, de requins mieux connus, de pêches ciblées et encadrées, des problèmes de pollution, de surconsommation, et de ces mensonges qui sont diffusés sur La Réunion, sur ses surfeurs, et qui les met en colère.

Les divisions des adultes et des associations trouvent un écho dans les lycées. Pro-pêches et anti-pêches, surfeurs et anti-surfeurs, z’oreilles, créoles, le ramassis de clivages et de préjugés se répercute dans les esprits des plus jeunes, qui formeront la société réunionnaise de demain. Allez les vieux, il est temps de montrer un exemple plus constructif, d’informer les jeunes sans partisannerie, de leur fournir de quoi disposer eux aussi d’un avis plus nuancé. Cela ne commence t-il pas par développer soi-même un discours dénué de haine et de préjugés et riche en informations ? Ce sont eux qui travailleront demain sur les thématiques océaniques, écologiques, ou sur la gestion de ce risque requin. Ne leur laissons pas cette crise, ce boulet en héritage. Laissons leur l’océan, « terrain de jeu, d’apprentissage et de connaissance », comme ils le disent eux même

De notre côté, nous espérons pouvoir leur faire une place au sein de nos programmes ou des programmes auxquels nous participons, sur la base d’un éco-volontariat cette fois réservé aux 18-25 ans, dans le cadre de la problématique requin.

Je leur souhaite de ne pas se diviser, de ne pas reproduire les erreurs des adultes, qui les aideront, à n’en pas douter, à connaitre les solutions raisonnées, concertées, pas à pas, afin que leur avenir soit aussi bleu que salé…

 

Notre opinion ? Soyons humains, et au boulot !

Pourquoi la ramener alors que l’on sait que l’on a échoué ? Oui, l’écologie a échoué, c’est mon avis. L’écologie, censée appréhender les interactions entre l’espèce humaine et les milieux qu’elle occupe afin de lui fournir des clés pour vivre et mieux vivre, a échoué plus que les autres. Ses représentants doivent accepter cet échec, et tout mettre en œuvre pour repenser les chemins qu’ils empruntent et leurs objectifs. C’est mon avis. Au boulot.
Croyez-moi, Shark Citizen a pris cet échec à cœur. Notre première grande remise en question sur la manière dont les écologistes abordaient la crise requin (ou avaient participé à la créer), s’est produite en avril 2013 à mon arrivée sur l’ile en pleine problématique. La deuxième, elle se passe aujourd’hui.
C’est pourquoi nous n’allons pas vous tartiner de grandes théories écologiques aussi vastes qu’imprécises. Pour ne pas dire génératrices de bien des dégâts.

Nous continuerons à travailler auprès des acteurs de terrain, à participer aux réunions aussi longues et fastidieuses soient-elles, à nous investir sur la problématique des requins de récifs, requins marteaux, raies et autres fantômes d’hier et d’aujourd’hui. Nous ne dérogerons pas à l’esprit de collaboration et de partage de savoir, ainsi qu’aux notions de solidarité humaines de base pour répondre aux défis que la nature nous a toujours et nous imposera toujours. Nous ne donnerons pas notre voix aux extrémistes. Nous ne placerons aucun pion sur l’échiquier des clivages, associatifs, politiques, culturels, ou idéologique.