Expérience d’un chasseur sous-marin.

En juillet dernier, des tables rondes ont pris place dans le cadre de la construction d’un dialogue au sein des acteurs de la crise requins que vit La Réunion.

Ces ateliers, animés par Arnold Jaccoud, ont permis un certain nombre d’échanges, et pour notre part, nous y avons décelé un réel potentiel d’amélioration et de partage du savoir, qui n’a, malheureusement, pas pu se développer autant que nous l’aurions souhaité. En effet, Shark Citizen a fourni à Arnold, par l’intermédiaire de la DEAL, une synthèse de notes prises entre mai et septembre 2013. Nombres d’éléments de cette synthèse de note ont été abordés d’une manière ou d’une autre dans ces ateliers, et nous aurions été heureux que le travail constructif se poursuive.

À l’occasion d’un atelier dénommé « Savoirs empiriques et scientifiques », l’IRD a proposé un questionnaire aux participants.
Nous laisserons à nos amis scientifiques et moins scientifiques ayant déjà participé à des démarches de crowdsourcing ou de sciences participatives, voire ayant déjà pris siège à des tables de médiations et de concertation, le soin d’apprécier la démarche à sa juste valeur.

Le questionnaire est introduit comme suit : « Afin que les différents acteurs ayant une connaissance de la mer du fait de leur métier, de leur histoire ou de leur expérience puissent apporter leur pierre à la construction d’un avenir meilleur face à la crise requin… Pour aider les scientifiques à répondre aux questions qu’ils se posent et dont ils n’ont pas les réponses ou que des morceaux de réponse et afin que ces réponses puissent compléter notre savoir… Pour au final aider les pouvoirs publics à prendre des décisions efficaces, Pourriez-vous dire en justifiant au mieux vos réponses à l’une, à plusieurs ou à la totalité des questions suivantes ».

Contre toute attente, un questionnaire fut retourné rempli à l’occasion d’un atelier suivant, par M. Guy Gazzo, sur la base de données empiriques et historiques. M. Gazzo est l’un des plus ancien chasseur sous-marin de l’île, et participant aux ateliers pour le CRESSM.
Nous saluons son effort et retranscrivons ici ce bout de savoir empirique qu’il a partagé avec l’ensemble des participants.

Questionnaire :

  1. Combien y a- t-il de requins bouledogue et tigre autour des côtes de La Réunion (un nombre compris dans une fourchette large par exemple entre 10 et 5000). Et combien de chaque sexe ?Sans pouvoir fournir vraiment de justificatif, mais en m’appuyant sur le fait de retrouver régulièrement les mêmes individus (pêche, marquage, etc), je pense que leur nombre est assez réduit à savoir moins de 500 bouledogues. Pour les tigres, il en arrive et repart constamment. Peut-être 2000 individus en transit ou en séjour plus prolongé.
  2. Combien il y en avait avant, dans la même fourchette : il y a 10 ans, 20 ans, 40 ans ?Des bouledogues ont été observés ou péchés depuis une vingtaine d’années environs. Ils n’ont été identifiés comme tel qu’en 1994.  Quelques individus isolés suivaient des pêcheurs sous-marins dans différente partie de l’île sans les agresser. Les rencontres pour ma part ont été très rares (3 ou 4 fois en 20 ans). Une femelle a séjourné durant près d’une année sur Saint-Gilles.
    De 1964 à 1994, j’ai pu observer une grande variété de squales. Ils étaient essentiellement observés dans le sud et l’est : jamais sur la côte ouest. Après cette date, quelques rares observations de « gros requins » trapus pouvant être des bouledogues. Actuellement (depuis 2011), seuls les bouledogues sont concernés par les accidents.
  3. Où sont les endroits où les femelles bouledogue et les femelles tigre mettent bas à La Réunion ? En clair où sont les « nids » de ces deux espèces ?C’est un mystère ! Normalement il faudrait des mangroves avec de l’eau saumâtre pour que les petits soient à l’abri des autres squales et de leur propre mère. Je ne vois que les ports et les sorties d’étangs ou de ravines qui puissent correspondre à leurs besoins.
  4. Combien de petits naissent par an et combien atteignent l’âge adulte (6 ans environ) à La Réunion ?Pour une moyenne de 6 naissances tous les deux ans par femelle, il faut que le taux de survie des bouledogues soit élevé. Cela est possible en eaux saumâtres. Je dirais qu’environ 30 à 60 petits survivent chaque année du côté des bouledogues. Les tigres quant à eux sont beaucoup plus prolifiques, ce qui fait que, malgré la prédation et leur vulnérabilité à la pêche, leur nombre se maintient. Sur 80 naissances, je pense qu’environ 2 survivent. Si l’on part du principe que les prises de ces requins sont relâchées car inintéressante pour la pêche commerciale.
  5. Combien de requins bouledogue ou de requin tigre arrivent à La Réunion par an ?
    Combien quittent la Réunion par an (un nombre compris dans une fourchette entre 0 et 5000) ?Pour les tigres, je dirais que plusieurs centaines (300 à 400) arrivent et repartent surement. Mais rien ne le prouve, bien sur. Pour les bouledogues, ceux qui pourraient arriver et repartir doivent être assez rares. Peut-être en suivant un banc de poisson, un navire, une épave… Je pense que ça ne dépasserait pas la dizaine d’individus.
  6. Quelles sont les lieux en mer, les périodes de l’année et les conditions générales favorables (houle, lune, type d’appât, etc..) pour pêcher du requin tigre et du requin bouledogue à la Réunion ?Le requin tigre se pêche toute l’année, notamment sur le bien connu « sec de Saint Paul », ou tout autour de l’île. L’état de la mer influe peu sur leur présence. Pour le bouledogue, c’est autre chose ! Les bouledogues peuvent se pêcher à la côte après de fortes pluies qui entrainent le nettoyage des ravines et des étangs : carcasses d’animaux et autres matières organiques les attirent. Ils sont aussi à l’aise dans l’eau boueuse et à faible salinité.
  7. Est-ce que ces deux espèces de requin s’attirent ou au contraire se repoussent et pourquoi ?Chaque espèce a son domaine de prédilection. Ils ne cohabitent pas mais peuvent faire de brèves incursions chez leur voisin, le tigre venant vers la terre et le bouledogue montant vers le large. Ceci dit, le bouledogue est inféodé à la côte où l’eau douce le protège naturellement de prédateurs plus gros.
  8. De quelles espèces de proie ces deux espèces de requin se nourrissent-elles le plus en mer ?Il n’y a que peu de communication autour des contenus stomacaux étudiés. Il semblerait que seuls les tigres consomment de temps à autre des tortues, et que les bouledogues ne s’intéressent pas aux raies. Il mange des poissons de fond à la côte (ludjans, capucins, trompettes….) difficile de trouver un appât qui lui convienne. Il est très peu impacté par la pêche ici, par conséquence. Ceci dit, le bouledogue est un opportuniste, qui peut se contenter de n’importe quoi s’il a faim. L’un comme l’autre peuvent s’adonner au cannibalisme.

    Pour les plus connaisseurs :

  9. Des lieux et des périodes de concentration en requins vous sont connus. Pouvez-vous dire quels sont ces lieux et ces périodes et pourquoi ils se concentrent à ces endroits et pendant ces périodes ?Je n’ai connu qu’une espèce de squales sédentaires, avec une stratégie de défense territoriale, à Petite Ile. Il s’agissait d’un groupe d’une centaine d’individus mesurant entre 1m20 et 1m50.
    Concernant les tigres, comme on le disait précédemment, ils sont très présents sur le sec de Saint Paul.
  10. Il y a-t-il un comportement de groupe chez ces requins (tigre et bouledogue) et si oui pourquoi ?Je n’ai pas observé de tels comportements sur le tigre. Uniquement sur le bouledogue. Des groupes de 2 à 5 individus, dont une femelle qui se démarque du groupe par sa taille imposante (il peut y avoir deux femelles).
    Les mâles sont plus mobiles et se comportent comme des éclaireurs. la femelle reste en retrait et n’intervient qu’en phase finale (selon moi).
    Par contre, elle est souvent capturée à la palangre. A t-elle une priorité sur l’appât ou est-elle plus vorace ?

Tout cela est basé sur des observations, simplement, mais aussi sur l’intuition ou l’instinct de pêcheur sous-marin (c’est à dire une vision de prédateur). Peut-être se comprend t-on entre prédateurs ? Il y a certainement beaucoup d’autres chasseurs sous-marins qui auraient des choses intéressantes à dire, mais il n’est pas facile de communiquer avec eux. Ils ne se manifestent pas étant donné les à priori existant sur leur activité.