Juillet 2013 – Gestion de crise….requins ?
La Réunion, au milieu de l'océan Indien - ©Leloup
La Réunion, au milieu de l’océan Indien – ©Leloup

La préfecture de l’île de La Réunion a récemment annoncé ses  mesures  en réponse à la crise requins dont les médias se font caisse de résonance depuis deux ans, et surtout en réaction aux injonctions du tribunal administratif consécutives à la dernière attaque ayant eu lieu en baie de Saint-Paul.

Concernant les requins, l’effet d’annonce a fonctionné : 90 requins (45 bouledogues et 45 tigres) seront prélevés. Ce qu’on sait moins, c’est que cette mesure a été proposée il y a un moment déjà dans le cadre de la phase 2 du programme ciguatéra.

Prétendre que cette décision entre dans quelque politique de gestion du risque est étrange. Les seules choses pouvant être dites à propos du programme, c’est qu’il s’inscrit dans la perspective d’une prévention des risques liés à la commercialisation et à la consommation de la chair de requin, et qu’il permet potentiellement de couvrir quiconque lèvera l’interdiction de vente. L’effet d’annonce engendré par cette « mesure » est à la hauteur de l’intérêt que les politiques semblent porter à la problématique.

Sinon, pourquoi annoncer dans le même élan chevaleresque l’interdiction par arrêté préfectoral des activités de baignade, de surf et de body surf hors zones surveillées ? Il y a t’il un quelconque rapport entre ces deux mesures ?

 

Le but de tout ceci est-il de créer un monde où la cohabitation homme/requin ne serait possible qu’autour d’une assiette ? À moins qu’il ne s’agisse de sortir tout le monde de la bande des 300 mètres, Hommes et requins ? Cela est perdu d’avance : la mer ne saurait être retirée ni aux premiers, ni aux seconds.

Bien sûr, nous pourrions penser que tout ceci n’est qu’un mal nécessaire afin d’aboutir à une situation plus constructive où la cohabitation et le retour à l’océan seraient facilités par une médiation responsable, une information pertinente et une mise en œuvre assumée et efficace de solutions à court, moyen et long terme…

 

Ce serait oublier plusieurs points qui soulèvent des questions cruciales :

1• La région a produit un document relatif à la prise en main du risque requins par les communes. Ce document mentionne un outil indispensable en matière d’information et de prévention : des panneaux signalétiques concernant les requins et incluant des consignes adressées aux « usagers » de la mer. C’est la base. Or :

  • Lors de l’incident de mai 2013 qui a coûté la vie à un touriste, la préfecture avait connaissance des relevés des balises de la zone. Pourtant, nulle interdiction et nulle signalétique adaptée (le panneau avait été arraché par un cyclone 4 mois auparavant et n’avait pas été remplacé). La victime a en outre été stigmatisée de façon maladroite et déplacée. Aujourd’hui encore, les projets visant à rendre publics les relevés des balises afin que chacun puisse s’en aviser et adapter sa pratique sont refusés par les institutions qui les relèvent.
  • Le délai abusif de mise en place de cette même signalétique sur la plage très fréquentée de l’Étang Salé ne peut être passé sous silence. Il aura fallu attendre le dernier drame pour que des panneaux y poussent soudain de terre, alors que les responsables parlaient quelques jours plus tôt de délais incompressibles de plusieurs semaines pour leur mise en place.
  • Avant le dernier drame de la baie de Saint-Paul, des panneaux avaient là aussi été arrachés mais jamais réinstallés.

Questions de budgets ? Lourdeurs administratives ? Ou bien est-ce simplement une question de priorités en dépit des graves répercussions médiatiques, économiques, sociales et écologiques qu’engendrent les incidents impliquant des requins ?

2• S’il existe une institution qui connaît les tenants et aboutissants de cette crise requins, c’est bien celle qui gère le tourisme réunionnais : l’IRT. De leur côté aussi, mystère. Bien que certains élus prônent une information « dès l’aéroport », et bien que l’IRT reçoive des enveloppes bien garnies pour mieux communiquer, aucune information utile, simple et efficace, ne s’est frayé un chemin jusqu’aux touristes ou jusqu’à tous ceux qui suivent l’affaire de loin. Un projet de brochure existe bel et bien, mais l’IRT, qui n’en est qu’un partenaire (avare, lorsque l’on jette un œil au budget ridicule qu’ils y allouent), souhaite privilégier un exercice de style surprenant : informer et prévenir les gens, mais sans parler du risque… Ce projet a-t-il encore la moindre raison d’être dans les conditions actuelles de gestion ?

3• Parlons un peu de ces gens qui sont souvent sur ou sous la mer, voire qui en vivent. Qu’ils aient l’expérience de La Réunion, de la pêche ou des requins, nul ne semble accorder un intérêt aux propositions qu’ils formulent depuis longtemps. Pourtant, certaines idées font l’unanimité, ce qui mériterait d’être souligné au lieu de ne faire de zoom que sur les dissensions, finalement minoritaires.

Un point de convergence concerne la sécurisation des spots de surf en remettant du monde sous la surface. Certains prônent l’instauration de pratiques de chasse sous-marine, d’autres une pratique loisir et sécurisée de l’apnée avec bouée et débordoirs, d’autres encore la mise en place de protocoles officiels telles les « vigies-requins » de la ligue et de Prévention Requin Réunion (PRR), d’autres enfin des initiatives individuelles de passionnés ; quelle que soit l’école de pensée, tous ceux qui ont l’expérience du terrain ainsi que les scientifiques s’accordent pour dire qu’il faut remettre du monde sous l’eau, en particulier en apnée.

Alors pourquoi les activités de sécurisation par vigies, pourtant efficaces, sont-elles si mal financées et restent-elles cantonnées à quelques zones administratives ? Comment ont-elles pu être suspendues suite au drame du mois de mai, et ce jusqu’à la rentrée, c’est-à-dire en pleine période critique selon les spécialistes ? Et que dire de cette interdiction qui sort tout le monde de l’eau, empêchant ceux qui ne bénéficient pas des dispositifs de protection, les free surfeurs notamment, d’organiser eux-mêmes leur protection ?

Voilà une belle illustration des conséquences de la recherche permanente de « coupables » : tout le monde se couvre et personne ne fait rien. On peut aussi mentionner cette délégation ministérielle malhabile qui a qualifié les vigies-requins « d’appâts ». L’usage d’une telle expression dénote une ignorance totale de la mer et des requins eux-mêmes. Quand on représente un État qui se targue d’être le deuxième territoire marin au monde grâce à son outre-mer, une telle ignorance est coupable.

4• La science a également été traitée avec mépris. Organiser une étude scientifique et se permettre de promettre des résultats, c’est ignorer sciemment que la science est faite d’expériences et de remises en question ne pouvant garantir un résultat prédéfini. Communiquer n’est pas le travail des scientifiques mais celui des commanditaires. Il en va de même pour les outils de gestions censés découler des résultats des études.

Cette perte en crédibilité de la valeur ajoutée scientifique est un échec qui devrait pousser à une profonde réflexion sur la raison et la manière dont les intérêts des uns et des autres interfèrent avec l’objectivité nécessaire à l’obtention de résultats utiles.

5• Cette crise aura par ailleurs permis une instrumentalisation néfaste de l’opposition créole/zoreilles. Que d’idées préconçues reprises en cœur depuis la métropole ! Que de discours détournés pour servir des intérêts électoraux ! Que de projets refusés sur la simple base d’étiquettes !

6• Le requin est tabou, il est caricature. Soit inexistant, soit en surnombre, tueur sanguinaire, peste machiavélique ou Bisounours inoffensif… les clichés pleuvent et les requins se retrouvent désormais acteurs malgré eux d’un nanar pathétique. Les espèces de requins sont nombreuses et si nombre d’entre elles sont menacées dans le monde, les situations locales ont chacune ses spécificités et ses subtilités qui méritent d’être intégrées afin de traiter efficacement et à long terme les questions rencontrées.

Parmi les requins potentiellement dangereux, le requin-bouledogue est présent et actif sur les côtes fréquentées de La Réunion. Si les parties s’opposent sur le terme de « surpopulation », ils peuvent néanmoins s’entendre sur l’idée de « sur-fréquentation » de certains sites. Les prédateurs naturels de ses juvéniles (requins de récif notamment) ne sont plus là, il n’a pas eu de prédateurs humains pendant longtemps, le milieu est adapté : la zone lui est favorable. Pourquoi est-ce si dur à dire ? Et évidemment, c’est un problème : un problème qui se répète perpétuellement un peu partout dans ce monde vivant qui co-évolue avec l’humanité et dont l’humanité est partie intégrante. Lorsqu’une espèce vivante (animale ou végétale) se manifeste de manière « inhabituelle », qu’elle soit « invasive », « envahissante », ou en « pullulation » pour une raison qui peut être anthropique et/ou naturelle, cela entraîne un déséquilibre qui engendre son lot de conséquences sociales et économiques.

À La Réunion, les impacts sociaux et économiques de la présence de requins bouledogues sont mesurables, ne serait-ce qu’au niveau des pécheurs artisanaux, qui évoquent une recrudescence et une étendue géographique plus vaste des déprédations depuis 4 à 5 ans.

 

En conclusion.

– La toute récente reconnaissance du risque requin à La Réunion par les institutions ne pouvait pas ne pas s’assortir d’annonces de mesures drastiques. C’était couru d’avance.

La reconnaissance de ce risque impliquait pour les autorités de se couvrir en cas de nouvelles attaques, et nous voilà gratifiés d’une interdiction ahurissante pour une île comme La Réunion : celle des activités de baignade et de surf.

– Après deux ans passés à chercher qui est responsable de quoi, la simple information et la sécurisation directe à court terme ne sont encore qu’un fantasme pour nombre d’usagers de la mer. Information et sécurisation directe semblent pourtant constituer deux bases essentielles pendant que des plans de moyen et de long terme se développent !

– Mais bien sur, après deux ans de tabou entretenu par les institutions, la méconnaissance de ces requins, les oppositions entre écoles de pensée, la désinformation et la récupération politique auront uniquement servi à alimenter une psychose, et non pas à sécuriser les pratiquants, encore moins à leur fournir les informations nécessaires, et surtout pas à mieux connaître les animaux concernés.

Et demain ?

La peur, la colère, l’incompréhension de l’océan et de ses créatures : est-ce l’héritage qui se prépare pour la jeune génération qui sera amenée à « gérer » demain les couplages complexes entre activités humaines et écosystèmes ? Nous ne pouvons pas l’accepter. Puisque les riders, les plongeurs (apnée ou pas) et les pécheurs côtiers sont les sentinelles de l’océan, la responsabilité nous revient, à nous tous, de commencer à construire aujourd’hui les outils d’une cohabitation entre l’humain et le requin. Et cela n’arrivera que sur les lieux de leurs confrontations.

Et seulement ensuite… Peut-être l’avenir verra-t-il enfin se mettre en place une communication de qualité, informative et subtile, ne minimisant pas le risque et donnant des clés concrètes permettant à chaque usager de le réduire ?

Peut-être que les protocoles de sécurisation immédiate et directe comme les vigies en apnée pourront-ils dépasser le cadre d’une commune, d’un budget, et devenir une initiative sportive et citoyenne de réappropriation de l’espace ? Des chantiers ont déjà été amorcés de notre côté, et nous soutiendrons les autres.

Peut-être enfin qu’au lieu de se jeter la pierre en permanence et de camper sur des postures plus ou moins doctrinales, les gens accepteront-ils finalement de transcender leurs blocages de principe et de mettre en commun leurs connaissances pour avancer ensemble vers un équilibre pérenne, réhabiliter la notion de libre arbitre, et court-circuiter les intérêts à court terme des décisionnaires ? Malgré les nombreuses critiques que nos postures ont suscité, c’est ce que nous faisons et continuerons à faire. Travailler ensemble, et tordre le cou aux dogmes qui nuisent à l’écologie.